jeudi 22 mars 2012

L'espace sacré

La modernité étant caractérisée par un rejet du sacré, ce qui se traduit par une vision unidimensionnelle du monde, je pense qu’il est utile d’avoir en tête ce qui oppose les deux notions de sacré et de profane et bien saisir ce que l'on risque de perdre à vouloir "vivre avec son époque".


1) L’espace sacré

Le sacré implique une conception qualitative de la réalité possédant des degrés de réalité supérieurs que l’homme peut traverser pour accéder à la réalité suprême qui est Dieu.

C’est un espace qui est donc étendu intérieurement, spirituellement. Dans le judéo-christianisme on distingue 3 cieux, 3 trois degrés de réalité que St Paul a parcouru (2 co 12:2 rien à voir avec les ’NDE‘) et que permet de gravir le « poteau sacré » , c’est-à-dire le Christ pouvant être assimilé à l’Arbre de Vie dont les racines sont au ciel. Ste Thérèse de Lisieux dit dans ses vers « il est sur cette terre / un Arbre merveilleux / Sa racine ô mystère !/ Se trouve dans les Cieux » 
et St Ignace d’Antioche écrit « la machine de Jésus-Christ, qui est la croix, vous servant comme câble de l'Esprit-Saint »

Cette arbre c’est le Christ Lumière (Jean 1:1-3), l’Axe de l’univers, le rayon Divin qui traverse la réalité, la soutient comme un pilier et qui permet de s’élever dans les cieux. Le Christ est, en effet, la Voie du Ciel (Jn 14:5, Jn 1:51 où montent et descendent les anges) qu’il faut parcourir et la Porte (Jn 10:7) de la délivrance ; parvenir là c’est arriver au Centre du monde en ce Point éternel où toutes les lignes commencent et viennent aboutir comme le dit le mystique flamand Jean Ruysbroeck. C’est dans d’autres cultures parvenir au moyeu immobile de la roue qui tourne et qui entraîne l'homme dans le devenir incessant de la corruption et de la mort.
L’axe de l’univers c’est aussi la Croix qui, planté sur le Golgotha , le crâne d’Adam symbole de la nature humaine, rétablit le contact avec le Ciel.
Dans l’Eglise byzantine, la Porte du Ciel est représentée par le dôme où est peint le Christ Pantocrator (en gloire).

En Mésopotamie, les Ziggurat représentaient les 7 cieux planétaires et le prêtre qui montait au sommait de l'édifice parvenait symboliquement au sommet de l’univers. Ce qui rappelle le palais hindou à 7 étages (prâsâda) où ceux-ci sont appelés des terres (bhûmi).
On retrouve aussi un pilier axiale dans les pagodes japonaises ; dans les yourtes où le chamane grimpe pour s‘envoler dans le ciel, rite en tout point analogue à certains rites hindou où le sacrificateur parvenu au sommet du poteau sacrificiel dit être devenu immortel.
Bref, il n’y a rien qui, dans l’architecture véritablement sacrée, soit laissé au hasard, l’édifice devant « incarner » matérialiser dans ses formes des principes métaphysiques devant rappeler à l’homme sa destinée surnaturelle. Tout, en effet, dans le temple doit rappeler que l’état central perdu, celui que possédait Adam avant la chute, doit être réintégré.

A ce propos Joseph Ratzinger (Benoit XVI) qui dans « L’esprit de la liturgie » plaide pour une redécouverte de la sacralité de l’église, nous enjoint à ne pas exagérer la différence entre l’église chrétienne et les temples des autres religions. On sait que certains réformateurs modernistes pourtant épris de relativisme ont éprouvé une haine farouche pour le sacré jugé trop « païen », comme si la synagogue antique n’avait pas été un lieu sacré … Cette attitude injustement critique envers le sacré car ignorante de sa signification a aboutit à la construction d’églises désacralisées ou la profanité du lieux n'a pu que déteindre sur l’âme du fidèle et obscurcir son sens spirituel.

2) L’espace profane

Contrairement à l’espace sacré qui est intérieurement ouvert, ceci étant donc symbolisé par un axe vertical parcourant et unissant tous les degrés de réalités et, plus généralement, contrairement au monde tel qu’il est vu dans les cultures traditionnelles, l’espace profane est purement quantitatif. Il est une réalité homogène, neutre comme le dit Mircea Eliade. Ce qui veut dire que dépourvu de transcendance, le monde est clôt sur lui-même. Il n’y a donc « d’en haut » que géographique, si bien que l’expression « monter au ciel » n’a pas beaucoup de sens.
Bref, je ne pense pas qu'il y ait lieux de s'attarder sur la conception profane de l'espace. Il n'y a pas grand chose à en dire.


3) Centralité du lieux sacré


C’est l’acte de consécration qui confère un caractère central un lieu sacré. Il faut généralement pour cela que l’espace soit le lieu d’une « hiérophanie » , d’une manifestation du divin. Il y a « irruption du sens » en sorte que la situation qualitative du lieu en soit modifiée.

Mais tout lieux est potentiellement sacré. Dans le christianisme, le monde devient pour le saint qui voit les choses dans leur essence (la contemplation naturelle) et qui voit le monde rayonner de l’amour divin, un immense sacrement.


Le lieu sacré et consacré devient le centre du monde spirituellement parlant. Il faut rappeler par ailleurs que les philosophes anciens n’ont jamais été assez naïf pour croire que l’homme se trouvait littéralement parlant au centre du monde. D’ailleurs, que ce soit en Europe ou en Inde, l’homme est situé « sous le Soleil » comme le dit la Bible, le Soleil étant le symbole de Dieu, si bien qu’être situé sous le soleil, signifie être dans la région du devenir et de la mort. Plus précisément encore dans la cosmologie aristotélicienne reprise parle christianisme, la terre se trouve dans la sphère sublunaire, peut-être au centre de cette sphère, mais dans les bas font de la création.


Le lieu sacré devient donc le centre du monde. C’est le cas de l’Eglise avec son autel qui est ouvert sur la transcendance qui sa manifeste dans l’eucharistie, ce qui fait de l’autel le cœur du l’Eglise

« la révélation d’un espace sacré permet d’obtenir un point fixe, de s’orienter dans l’homogénéité chaotique, de ‘fonder le monde’ et de vivre réellement » explique Eliade.

Au contraire dans l’expérience profane la plus souvent dominée par des considérations d‘ordre quantitatives : « il n’y a plus ’de Monde‘, mais seulement des fragments d’un univers brisé, masse amorphe d’une infinité de lieux plus ou moins neutres où l’homme se meut, commandé par les obligations de toute existence intégrée dans une société industrielle »

Le malheur est que le savant profane qui projette sa vision profane du monde sur les sociétés traditionnelles, pense que les anciens séparait signification et fonction/structure, esthétique et métaphysique, que la grossière pensée structuraliste est la pensée naturelle de l‘homme.
Fort du postulat qu’à la base de toute chose il y a un non sens comme l’a dit l'anthropologue structuraliste Levi-Strauss et donc que celui-ci soit toujours rapporté postérieurement, il ne décèle dans le dôme, le pilier, l’emblème de tel tribu etc, que nécessités matérielles ou agréments ingénieux, pour ce qui est du symbole de la tribu il n’y voit que volonté de différenciation, et dans l’idée que le monde soit soutenu par un pilier central qu’une superstition résultant d’un manque de connaissance scientifique.
Pourtant alors que le primitif dont la pensée est caractérisée  par « la participation » comme l’a vu le philosophe rationaliste Levy-Bruhl, et qui donc se meut dans aux moins deux degrés de signification, le scientifique profane imbu de son épistémologie structuraliste n’a qu’un seul degré de référence, celui du domaine physique, auquel il rapporte tout. Ce qui en toute logique devrait le conduire à reconnaître que le primitif ait une pensée peut être plus élevée et en tout cas beaucoup plus abstraite que la sienne.


4) Signification de la sacralité du lieux

Le sacré et la profane impliquent ainsi donc respectivement deux modalités d’être : la réalité et le chaos, l‘informe.

C’est pourquoi tout acte sacré en tant qu’il est une victoire sur le chaos, en tant qu’il est réel, imite un archétype divin. L’acte humain devenant analogique est en relation avec un archétype divin. Le plus souvent c’est l’acte créateur.

Ainsi, la construction de l’autel védique (hindou) du sacrifice qui symbolise l’univers et ses mondes constitue une cosmogonie : l’eau dans laquelle est gâché l’argile symbolise les eaux primordiales, l’argile qui sert de base à l’autel symbolise la Terre, et les parois latérales représentent l’atmosphère. Par ailleurs, la fumée du sacrifice qui représente l’axe du monde, passe par trois briques perforées au centre qui symbolisent les trois mondes (analogues aux trois mondes dans la tradition judéo-chrétienne), la fumée les traversant alors symbolisant la Lumière divine qui soutient le monde. Enfin, tout ceci s’accompagne naturellement d’un rituel exprimant la création d’une région cosmique.

Dans le christianisme, l’autel qui doit toujours être consacré et qui n’a donc rien d’une simple table pour faire un repas représente la pierre du sacrifice et la pierre de Bethel, là où Jacob a vu les anges monter et descendre, c’est-à-dire là où il a vu la réalité s’ouvrir intérieurement. L’autel, c’est donc une « ouverture vers le ciel » qui permet de nous libérer de l'enfermement de ce monde.

« Ainsi, explique Jean Hani, par le rite de consécration, l’autel chrétien, devient le centre du monde et se situe sur l’axe terre-ciel, ce qui le rend propre à devenir le lieu d’une théophanie, d’une manifestation divine, le lieu où le monde céleste entre en contact avec le monde terrestre. »

Conclusions qui sont aussi celles de Joseph Ratzinger (Benoît XVI) : «  De par sa position l’autel tout à la fois désigne l’Orient et en fait partie. Dans la synagogue, le Tabernacle de la Parole dirigeait vers Jérusalem ; dans l’église l’autel est le nouveau point focal de la liturgie, qui reprend sous une forme nouvelle, la signification du Temple. L’Eucharistie nous donne accès à la liturgie céleste, elle est l’acte par lequel l’adoration éternelle de Jésus Christ nous est rendue présente ici-bas. L’autel ouvre ainsi le ciel à la communauté rassemblée, ou plutôt conduit celle-ci, au-delà d’elle-même, dans la communauté de tous les saints. L’autel est pour ainsi dire une ouverture vers le ciel ; bien loin de fermer l’espace de l’église il permet à la fois l’entrée de celui qui est l’Orient dans la communauté rassemblée et l’échappée de celle-ci hors de la prison de ce monde. »

Si l’église est cruciforme, alors l’autel qui peut être situé soit dans le chœur, représente la tête du Christ étendu vers l’Orient, ce qui fait de l'espace qui va de l'entrée à l'autel "la voie du salut". Ou s’il est situé à la croisée du transept, donc au centre de la croix, il représente le cœur du Christ d’où jaillit la grâce qui donne la vie à ses membres que sont les chrétiens.


a) Sacralité des actes

Non seulement le lieux mais l’acte peut devenir sacré. Ainsi naturellement de la construction du lieux sacré, de certains métiers faisant appels à des connaissances sacrées, ou du mariage.

Encore en Inde, certains métiers peuvent ou pouvaient avoir une dimension sacrée et font de leurs artisans de véritables prêtres accomplissant un sacerdoce en cela qu‘ils se conforment à des réalités divines. A cet égard Plotin explique « les métiers tels que l’architecture ou la menuiserie qui façonnent la matière en des formes travaillées, peuvent être dits, en ce qu’ils se réfèrent à un modèle, tirer leurs principe de ce royaume là et des pensées de là-bas. »
Ce qui rappelle que le tabernacle avait été construit selon un archétype divin, une pensée de là-bas. (Exode 25:9).

De même dans le christianisme, la construction de l’église est une cosmogonie :

« la construction du temple imite la création du monde. Il en va d’ailleurs de même pour les opérations de tous les métiers et de tous les arts, à des points de vues différents, car il est dit que l’homme a été placé sur terre ut operaretur ‘pour y travailler’, c’est-à-dire continuer la création. La création c’est essentiellement le cosmos succédant au chaos, c’est-à-dire l’ordre, l’organisation au désordre, au tohu bohu de la Genèse. Ordo ab chao. C’est l’Esprit pénétrant la substance informe. De même, l’architecte fabrique un édifice organique à partir de la matière brute et dans cette réalisation il imite le créateur, qu’on a appelé à la suite de Platon, le Grand Architecte de l’Univers, parce que dit encore le philosophe « Dieu est géomètre ». La géométrie base de l’architecture, fut, jusqu’au début de l’époque moderne, une science sacrée dont la formulation pour l’Occident vient principalement du Timée de Platon et par celui-ci remonte aux pythagoriciens. » Jean Hani

D’autres actes peuvent avoir une dimension éminemment sacrée comme le mariage qui peut et doit dans le christianisme imiter une réalité divine, cette imitation lui conférant une consistance propre qui sanctifie les époux. Il faut en effet se rappeler que ce qui est profane est comme n’existant pas et donc que sacraliser son existence équivaut à se mouvoir dans le réel, à devenir de plus en plus réel.

Le mariage suppose en effet l’union du pôle masculin et féminin, deux pôles qui sont contraires ici bas, mais qui en Dieu sont à l’état archétypal et donc indistincts. En Dieu les deux pôles correspondent à sa "nature" -divine- féminine, et à sa "puissance" pôle masculin (cf rom 1:20), mais en Lui ils n’impliquent ni distinction ni détermination et sont donc totalement un.
Ces deux pôles sont aussi exprimés par le Christ et l’Eglise son « épouse », son corps, et qui dans sa face divine, n’est pas différente du Christ.
C’est donc pourquoi le mariage monogame est le seul qui soit véritablement conforme à l‘ordre céleste, et c’est la raison pour laquelle le Christ a rétablit ce qui était prévu à l’origine dans la Genèse : que l’homme quitte sa maison et s’unisse à sa femme pour ne plus faire qu’une seule chair, union perpétuelle, imitant ainsi l’indistinction des principes dans l’Unité divine. D’autre part, la nature humaine morcelée en principes féminins et masculins distincts et opposés est rétablit dans l’unité dans le mariage.
On peut donc regretter que l’accent fut plus mis sur la virginité et ce au détriment du mariage. Pourtant, c’est bien St Paul qui, malgré certaines paroles, parle du « mystère » du mariage et qui le met non seulement en correspondance avec la mariage mystique, mais avec le mariage céleste celui du Christ et de l‘Eglise. Heureusement Jean Paul II a rappelé tout ce qu’il fallait savoir sur le mariage.

Bref, ces considérations synthétiques de Mircea Eliade résument brillamment ce qui opposent la conscience moderne et profane qui tend très clairement à enfermer l’homme dans ses déterminismes psycho biologiques, et la conscience sacrée, laquelle voyant la possibilité de sacraliser des actes comme la mariage (et l’amour) y voit du même coup plus que du biologique, plus que du processus chimique :

« pour la conscience moderne : un acte physiologique, l’alimentation, la sexualité, etc. n’est rien de plus qu’un processus organique, quelque soit le nombre de tabous qui l’entravent encore. Mais pour ‘le primitif’, un tel acte n’est jamais simplement physiologique; il est, ou peut devenir un sacrement, une communion au sacré. »




Pour résumer toutes les considérations précédentes.

L’acte sacré est donc un acte véritable, réel, surchargé de sens et qui possède donc une consistance. C’est un acte aussi religieux (au sens de dévotionnel) que métaphysique.
Aussi, quand le Christ dit « vous ne pouvez rien faire sans rien moi » doit on sûrement interpréter cette parole comme une invitation à sanctifier nos actes pour qu’ainsi ils deviennent "réels".

Le sacré, on l’a vu, fonde ontologiquement la réalité, c’est lui qui fait passé le lieu profane, informe, neutre, du chaos primordial à la réalité, et qui du même coup ouvre la réalité vers le haut.

« L’Eglise, explique Jean Hani, étant une croix cardinale orientée et centrée sacralise réellement l’espace. Elle est l’omphalos de la cité sur laquelle elle rayonne, comme la cathédral est l’omphalos du diocèse, la primatiale celui de la nation, et la basilique papale celui de l’univers »

C’est pourquoi donc la construction de l’édifice sacré, comme celui de l’autel védique est fondamentalement une cosmogonie imitant l’acte créateur. En effet, il est dit dans la Tradition Juive : « Le Très Saint a créé le monde comme un embryon. Tout comme l’embryon croit, à partir du nombril, de même Dieu a commencé à créé le monde à partir du nombril, de même Dieu a commencé à créer le monde par le nombril et de là il s’est répandu dans toutes les directions. »

Et la construction de l’église qui débute par la fixation d’un point imite cette création primordiale :

« Elle (l’opération), constitue la fixation d’un centre, et, dans le symbolisme architectural, ce centre est regardé comme le centre du monde : il est un omphalos. Tout point de la surface terrestre peut, en effet, être pris pour le centre du monde, toutes les lignes verticales rayonnant de tous les points de la terre vers le ciel, et la distance aux astres étant infinie. Quand le centre est choisi et mis en rapport, par l’orientation avec le rythme céleste, il est réellement assimilé au Centre du monde, à cet axe immobile autour duquel tourne la ‘roue cosmique’. Ce centre, cet axe symbolise le principe divin agissant dans le monde, Dieu ‘moteur immobile‘. C’est un point sacré le lieu où l’homme entre en contact avec la Divinité … »

La nécessité de déterminer un centre étant que « ‘pour vivre dans le Monde’, explique Mircea Eliade, il faut le fonder et aucun monde ne peut naître dans le chaos de l’homogénéité et de la relativité de l’espace profane. La découverte ou la projection d’un point fixe -le Centre- équivaut à la Création du monde … »


Voilà, j’espère que ces quelques aperçus auront fait comprendre la distinction entre le sacré et le profane et ce que cela signifie pour un espace comme l’Eglise.

Sources

Mircea Eliade "Le sacré et le profane"
Jean Hani "Le symbolisme du temple chrétien" (pour tout savoir sur le symbolisme des parties de l‘église, et notamment sur l‘autel cœur de l’église … On trouvera des aperçus très précieux sur le temps liturgique, temps sacré qui récapitule la Vie du Christ, et qui doit devenir notre )
Joseph Ratzinger "L’esprit de la liturgie"

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